MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, MONSIEUR JOURDAIN
[...] MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique?
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce que c'est que cette logique?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit.
MONSIEUR JOURDAIN.— Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La première, la seconde, et la troisième. La première est, de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories: et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures. Barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc.
MONSIEUR JOURDAIN.— Voilà des mots qui sont trop ennuyants. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
[...]
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Est-ce la physique que vous voulez apprendre?
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes, et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
MONSIEUR JOURDAIN.— Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Apprenez-moi l'orthographe.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- Très volontiers.
MONSIEUR JOURDAIN.— Après vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n'y en a point.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en
philosophe, il faut commencer selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la
nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous
dire, que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu'elles expriment les
voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et
ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.
MONSIEUR JOURDAIN.- J'entends tout cela.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- La voix, A, se forme en ouvrant fort la bouche, A.
MONSIEUR JOURDAIN.- A, A, Oui.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- La voix, E, se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut, A, E.
MONSIEUR JOURDAIN.- A, E, A, E. Ma foi oui. Ah que cela est beau !
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- Et la voix, I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles, A, E, I.
MONSIEUR JOURDAIN.- A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- La voix, O, se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas, O.
MONSIEUR JOURDAIN.- O, O. Il n'y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O, I, O.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
MONSIEUR JOURDAIN.- O, O, O. Vous avez raison, O. Ah la belle chose, que de savoir quelque chose !
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- La voix, U, se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les rejoindre tout à fait, U.
MONSIEUR JOURDAIN.- U, U. Il n'y a rien de plus véritable, U.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue : d'où vient que si vous la voulez faire à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
MONSIEUR JOURDAIN.- U, U. Cela est vrai. Ah que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.